J'ai la fainéantise de descendre mon amas organisé de bouteilles pliables. Je n'ai pas l'intention de porter atteinte à leur intégrité plastique. Je les aime, comme ça. Sébastien D., un vieux pote du bahut, avait constitué un sommier composé de bouteilles de Perrier, elles supportaient son matelas et son sommeil. Je vais bien devoir les descendre tout de même. Je ne peux pas les garder là. Laurent ayant emporté le magazine, elles sont les dernières accroches à ma douce mélancolie. Je me rends compte que mon chrono d'oubli est de plus en plus rapide. J'aimerais avoir plus de mémoire, tout garder plus longtemps, oublier moins vite. Je stocke, je range, j'empile, je classe, une petite ménagère. Un peu maniaque, un peu fétichiste, un peu nostalgique, surtout nostalgique. Mes bouteilles ne peuvent tuer personne, pas même moi, elles sont vides. Le vent
flagelle mes joues froides. J'ai grossi des joues. Je mouline. Les premiers
kilomètres sont difficiles pour le cur. Je le sens sous
pression, bouchonné, un truc à extirper, à rejeter.
Dans un virage, une voiture blanche me double, une main me salue. Gérard
W., mon voisin. Mes jambes enroulent, déroulent, foulent l'air,
et je rejoins au Paradis (lieu-dit) l'homme arrêté
en voiture. Nous parlons. Il a un peu de retard sur les scénarii
qu'il écrit, son livre sur JEH est en suspens, notre conversation
découle sur Alice Massat - j'avais lu ce matin, dans les WC,
l'article d'Audrey Diwan sur cette jeune fille qui concédait
qu'avoir couché avec Sportès, Rollier et JE etc. lui avait
vivement servi. J'avais de la matière à dire. Dans les hautes plaines, je ne me prenais pas pour Clint, mais je clignais les yeux, sueur d'effort. Mon cur reprenait le rythme, que mes jambes n'avaient pas oublié. Le vent n'était plus frais, ni froid, je ne le sentais plus. Je ne sais pas ce que je fais à Coulommiers jour du marché. C'est frénétique. Des voitures, des gens, des collégiens, et la ville est en travaux. Je reste de longues minutes immobile face aux services culturels, je me tâte d'y entrer et de demander à rencontrer Hélène R. Je n'en fais rien, je lui ai écrit hier. La bienséance voudrait d'attendre sa réponse. Une petite fille, cinq ans, demande à sa maman si elle sait ce que veut dire " fiançailles ". Elle s'apprête à le lui dire et se gamelle dans le caniveau. Illustration parfaite, petit ange. Sa mère la supplie de ne pas pleurer. Je ne peux retenir un rire cynique. Mon immobilité aura donc payé. De retour, avant de partir à Paris pour divers rendez-vous, je prends une bouteille d'Evian, lourde, pleine, je la vide goulûment au goulot.
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