Il sera mort d'un excès de manque d'amour Il est
sept heures et quart, si vous pensez que j'ai dormi. Pascal se lève
doit aller à son laboratoire à Orsay. Je mords ma couette
en guise d'oreiller. J'ai beaucoup parlé dans ma tête cette
nuit. Dans la rue, après un court trajet en bus avec lui, je
descends vers République. Le ciel est bleu, je parle toujours
autant dans ma tête. Je ne sais pas quoi faire, il est sept heures
et demie. Un homme se retourne de nombreuses fois et me dévisage,
me connaît-il. Je lui souris, et continue mon dialogue avec elle.
Je suis fou. A République, le Mac Do me renfrogne, vieilles odeurs
de mort. Pas encore. Un jour, le jour cessera de se lever. Salaud. Ce
jour, je serai beau. Je serai un être délicat et aimé.
Ma marche traverse des rues que j'aime et connais, je passe pas loin
de chez Sébastien. Dans un mois, son appartement sera nourri
d'un autre corps. Il sera loin et heureux. Je déjeune sous les
arches chaudes de la place des Vosges. Un chocolat chaud grande tasse,
un pain au chocolat et une inévitable bouteille d'Evian - hier
soir, j'ai offert deux bouteilles d'Evian à mes amis lors de
notre dîner, dîner plombé par l'arrivée d'Audrey,
accompagnée de Pascal et son frère Benoît ; ne répondant
pas à mes messages (pensais-je alors ; je découvrirai
l'un de ses mails à mon retour tardif jeudi soir), je suis blessé
de la voir tout sourire là assise devant moi ; j'ai une envie
folle de la gifler, ma gifle devenant poing, lorsqu'elle évoque
sa propension au " teasing " amoureux, c'en est trop, douloureux,
si vrai, je suis absolument amoureux d'elle. Je fais
un petit tour, je suis si proche des bureaux EMI - je pense à
la soirée de la vieille de Valérie et Eric, fois neuf
de bonheur. Je poursuis ma déambulation, je suis un rai de soleil.
Mes pas me mènent à un lumineux chemin pavé, la
rue Charlemagne - ma mémoire me tique, c'est bien la rue des
éditions Allia, je sors mon livre noir en sacoche. Devant un
lycée magnifique, une jeune fille aux seins majestueux, lourds,
gais, jeunes, insouciants, je bande, c'est le matin. Sous un méandre
médiéval, je découvre le village St Paul. J'aime
ce Paris pavé, de rustiques bossages, de linteaux hargneux. Je
stagne un long moment, avant que des Japonais me délogent, sur
le parvis de Notre Dame ; le soleil triomphe entre les deux tours. Le
soleil de dix heures… J'ai commencé
à lire Mammifères lors de mon petit déjeuner.
Je suis parti en raison d'un riche bourgeois qui mastiquait tel un animal
de cirque. Un lama. Dans le
tout début de cet excellent roman, une page très belle
sur les alcooliques. Très proche de celle de Debord dans ce livre
dont je n'arrive décidemment pas à me souvenir du nom
; Debord est bien meilleur en romancier, indubitablement. Le soleil
claque. Je poursuis encore. Pour m'arrêter à une table
en pente, un verre en pente, un cœur en pente, au Petit Suisse.
Une femme à la taille de la hampe de mes mains me terrasse. Je
roule, à terre, au sol, je m'isole. Il y a des livres partout,
des épreuves, des manuscrits. Des œuvres contemporaines
traînent sur le sol. C'est le bordel. Je passe de cette ligne
saluer Juliette. Si une femme seule existait, que cela soit Juliette.
Elle me requinque, moi, le cyclothymique. A treize heures quinze, je
dois retrouver Yaëlle, après deux appels pour nous régler.
Avec une heure d'avance, je cherche avec balade une crêperie (de
crêpes, était question dans l'un de nos messages, fétichiste
de la référence)… Je peux dire que je connais le
coin de Maubert, jusqu'au Panthéon, jusqu'à Polytechnique.
Nulle crêperie. Continuer à chercher. Croire en dieu. Se
reposer sur un muret. Une jeune fille hâlée mange un sandwich,
elle est belle. Dans un dernier tour désespéré,
je trouve enfin. J'avais précédemment tourné trop
tôt. A l'heure dite, la délicieuse Yaëlle aux bretelles
mauves sur le brasillé de sa peau apparaît. Nous déjeunons
évidemment, mais pas à la crêperie de ma tribulation,
mais à une autre encore plus près ! Elle est comédienne.
Elle pense que je suis un maniaque parano poli. Elle me croît
fort. Je suis bon comédien aussi. A St Paul,
sous le Dôme, je vis ma journée de délivrance,
elle(s). Eda. Elle me parle de l'Albanie, de la dérive effrayante
de Tirana, elle me parle de son éducation littéraire par
des amis, dont Franck R., Fitzgerald, Nabokov, Beckett, elle me postillonne
dessus, elle me donne de la vie aussi. Elle parle pour nous, je relance
d'un hochement de tête. Je lui annonce tout de même la fin
du journal pour ce soir. Elle vanne sur ce qu'elle va désormais
bien pouvoir lire en buvant son café. Je ne prends plus de plaisir
à l'écrire. C'est sûr. Mais il y a elle aussi, inévitablement.
Et ma tristesse de Mammifère.
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