Ma première pensée de l'éveil :
Je me promets d'oublier la tempête. Ce qui est délicat pour un type qui n'a que deux choses en tête, la mémoire et la passion.

Le destin se moque de moi, ou bien m'aime d'une tendresse grand-parentale. Un message qui m'en joie, m'en vie, m'en lève ; la vie de la journée me dispersera, je me dois d'oublier ce que je ressens, d'écraser la moindre étincelle, que cela ne braise plus, que cela ne s'enflamme plus, que cela s'apaise, que cela devienne politesse, tendresse, et autre baliverne de mollesse.
Soyons mou en passion ! Chevalier désarçonné. Lancelot sans armure. Roland sans épée. Arthur sans Graal. " La modération tue " devrait-on écrire sur nos paquets de vie. Mais non, " aimer nuit gravement à la santé ". Il ne faut pas. Tu le peux, car on ne te l'interdit pas. Mais tu le paies cher. Aimer tue !

Je rejoins Julien au bar du village de Laugnac. Il y allait rejoindre deux jeunes filles rencontrées lors d'une balade la nuit dernière. Tablée, mère, autres personnages, je pense à Hamlet. Sans aucune logique. Ils nous proposent de la tarte. Du poison ? Je ne mange pas de fruits. Je me sens bien, ici, désormais, loin d'elle, j'oublie vite en fait. Il me suffit de rester quelques secondes devant un miroir, de relire un mot pour me sentir jeter sur un récif ciselant, découpant, cruel, assassin… Une colère informe, insipide… J'ai la tête d'un homme qui n'aurait pas dormi durant des jours, des nuits, des verres d'alcool blancs. Des nuits blanches, Gin, Tequila, Vodka. Il n'y a plus de train libre demain. Je voyage loin d'elle, elle est un Ithaque où je ne reviendrai jamais. Je suis un Ulysse fuyard, un goguenard qui prend la route inverse à celui de Phileas Fogg ou de Rahan, fils de Craos. Je me casse, nulle amulette au cou, seules mes jambes, ne pas se retourner, fuir au précipice. Solitude plus que ça, solitude, c'est être à côté des autres, c'est être à une distance des autres. Je cours loin encore de ça. Je veux être seul de la solitude. Vide. Plus que ça encore, tout de même, je pointe un éden qui n'existerait pas, c'est ça. Etre vide dans un espace sans bornes, un espace qui ne le serait pas, un lieu primordial, pas un lieu, un état, comment nommer ce monde, tous ces mots appellent des limites. Seuls Dieu et la mort n'en ont pas.

Julien joue au billard avec les filles et l'un de leur copain. Je bavarde avec le tenancier, un homme sympathique, à la voix melliflue, il me faut bien tendre l'oreille. Quelques bières, je joue ensuite au baby-foot avec la mère, puis la fille, puis en doublette, avec Julien et les pitchounettes. Fabien arrive, légèrement énervé, il tourne depuis une heure, le téléphone domestique ne répondait pas, je ne comprends pas, mon père devait faire le lien entre nous. Mais Fabien est magnanime. Après une bière, nous partons à Agen. Les filles, elles, iront chez leur père. En cité agenaise, on boit des verres, des filles décampent à notre passage et nous libèrent une table. On farfouille à la recherche de Penthouse, je le quémande à la caisse, Julien hurle l'avoir trouvé. Je l'achète, grivoise avec la caissière, parle de Bordel, je suis un roi des RP. Je découvre les photos, leur auteur, Sandrine certainement, papier de Laurence " Raimundo ", qui me donne le titre de " rédacteur en chef " de la revue, bien à toi, multitude d'insultes vole dans le ciel de cette belle après-midi, entre amis. Je déteste le titre de " rédacteur en chef ", je suis initiateur, fondateur surtout, directeur même si je veux la jouer branleur. Mais pas rédacteur en chef !
J'en ai marre de ces blaireaux parisiens qui jouent l'ambition, les articles mousses, comme dans les soirées dans les boîtes de province. J'ai bien des envies de mégir ces petits scribes à gifles.
Fabien me propose de remonter avec lui. Comme dans nos plus belles années d'amitié. La " Ford Escort "… Nos deux années d'éloignement n'enlèvent rien à tous nos souvenirs, à la profonde amitié que je ressens pour ce garçon qui prend son temps. Dont le seul chrono qu'il respecte est celui du 800 mètres.