Vladimir Maïakovski
(Bagdadi (rebaptisée "Maïakovski"), 1893 - Moscou, 1930)Vladimir "Ilitch"

Maïakovski, on dirait une chanson de Sardou, ça fait un peu penser au nom d'un metteur en scène roumain subventionné par la ville de Paris pour des bacchanales rigolardes et perverses. Vladimir Maïakovski, nom fier, rugueux, c'est un Russe, inévitablement, à tous les coups.
Ça sonne comme "William Shakespeare", ça doit être un génie. Ça impose, ça impacte un nom comme ça. Voilà, j'ai trouvé, Maïakovski, c'est une bombe, une déflagration poétique, littéraire et théorique.
Vladimir Maïakovski, c'est une tragédie russe, avec des révolutions et des devotchka, avec des haines tenaces et des amours passionnées.
Maïakovski, c'est le chantre, le poète, la plume, le souffle, l'encre, le tampon de la Russie révolutionnaire. Maïakovski, c'est un bolchevik.
C'est aussi le suicidé, l'hirsute et l'adolescent.

Écrivain communiste ? Oui, écrivain communiste. L'écrivain du Communisme.
Il s'insurge pour son pays, pour la révolution, pour le socialisme, pour la passion. Il gronde, tonne et éclaire le communisme de Lénine. N'hésitant jamais à lui faire part de ses remarques, d'exulter sa poésie radicale et totale.
Staline dira de lui qu'il est "le plus grand poète de notre époque". Incontestablement, Maïakovski est un dur, un incorruptible, un engagé, un énervé, un imparable teigneux.

Vladimir Vladimirovitch Maïakovski, le nom de la légende, le nom du tribun et de la foudre du Bolchevisme. Le sceau de la Révolution et de la destruction : bourgeoisie, aristocratie, académisme.
Maïakovski, le visionnaire, le précurseur, le futuriste.
À 15 ans, il adhère au Parti social démocrate (bolchevik) et fait de la prison durant 11 mois entre 1909 et 1910.
En 1911, l'enragé Maïakovski rencontre le poète et peintre Bourliouk. Puis en 1912, ils signent avec les poètes Alexandre Kroutchonykh et Victor Khlebnikov un manifeste futuriste intitulé Gifle au goût du public.
Le but ? Détruire la littérature classique, Pouchkine en tête, mais aussi la relève, Gorki, qui ne produit que des "glaires sales".

Futurisme ? Énorme bordel, de fustigations, d'insultes et de farces. Les futuristes, joyeux enragés teigneux, prétentieux et capricieux, prônent, sans le vouloir vraiment, la "reconstruction" du réel. Subversifs et provocateurs, les futuristes russes se détachent du futurisme mécanique et dromologique des artistes italiens (Marinetti, Russolo, Carra).
Maïakovski refuse le remplacement d'une esthétique classique par une esthétique "moderne" et futuriste. Il travaille sur la langue, sur les mots, les sons, tout en s'attachant à être le plus proche des désirs du prolétariat. Aussi, il parcourt la Russie pour lire et fusionner avec ce peuple de travailleurs.

Arrive Octobre 1917 et l'embrasement de la Russie, Maïakovski s'enflamme pour la révolution bolchevique. Il devient le Grand Poète de la Révolution, Ma révolution (1917), Ode à la Révolution (1917), Marche de gauche (1918), Vladimir Ilitch Lénine (1924)…
Il s'implique totalement dans l'action politique, devenant le rédacteur en chef de la revue LEF (Front gauche des arts), rejoint par le cinéaste Eisenstein, le poète Pasternak, le photographe Rodtchenko. L'avant-garde se plie à l'impératif de "réalisme socialiste".

Maïakovski, l'amoureux passionné, le révolté boudeur, le ravageur poétique, doit contenir sa rage démiurgique face aux devoirs du Parti.
Lui, l'auteur de Nuage en pantalon (1915), poème consacré à sa passion, à sa souffrance, à sa rencontre de Lili Brick, "abandonne" sa désespérance amoureuse et se perd dans les méandres de la bureaucratie stalinienne, lui qui détestait tant les "bureaucrates".

Nuage en pantalon, délires, ricanements, hennissements, gémissements, "sursautements", hurlements, bondissements, cris, crimes, carnages, grimaces, nerfs, furie, folies, Marie.
Marie, "vous étiez une Joconde qu'il fallait voler".
Maïakovski, déçu et désespéré, par l'absence de Marie, ne sombre pas dans le moi romantique absolu et pessimiste. C'est un moi combatif, hargneux, virulent qui s'emploie à détruire un monde pour qu'en surgisse un nouveau, un plus beau.

Ravagé par ses passions, ses désirs, ses luttes, ses déceptions aussi, Maïakovski, usé par les dérives d'embourgeoisement de la révolution, quitté par la femme qu'il aime, l'actrice Veronika Polonskaïa, se tire une balle dans le cœur le 14 avril 1930. Il a 37 ans.
Il écrivit sa propre épitaphe : "La barque de l'amour / s'est brisée contre la vie courante".

Le monde n'est jamais assez grand, jamais assez beau, jamais assez juste pour les poètes.


 

Les écrivains et la tentation Communiste :
Au moment où Frédéric Beigbeder accompagne la disparition du Parti Communiste Français, il était nécessaire de se retourner un peu sur les traces des Grands littérateurs ayant choisis de suivre le PCF.
Le premier, peut-être pas vraiment, mais celui qui marqua une génération, et celles suivantes, Louis Aragon.
Est-ce par amour pour Elsa Triolet, "Elsa Kagan", sœur de Lili Brick, belle-sœur de Maïakovski, que le grand poète et écrivain ami de Drieu la Rochelle choisit de suivre le "réalisme socialiste" de Gorki et d'oublier son âme de créateur ?
Aragon n'a jamais failli, n'a jamais renié ses engagements, borné autant que talentueux. Il est mort en communiste (1982).
Autre "compagnon" de route des "camarades", Roger Vailland, lui, copain de turne de Brasillach à Louis le Grand.
Sur Vailland, je citerai Beigbeder : "Je préfère Roger Vailland, le drogué obsédé de putes : un communiste qui roulait en Jaguar ! Robert Hue l'a copié avec son défilé Prada."
Des bourgeois, torturés par leur enfance, par la mort, par la culpabilité de leur talent, de leur différence.
Des binômes aussi : Aragon et Drieu, l'un chez les communistes, l'autre, chez les fascistes. Vailland et Brasillach, idem. C'est drôle ces faiblesses chez de tels génies.
Beigbeder aura 37 ans le 21 septembre prochain. Le Communisme n'existe plus, ou ce qu'il en reste est plus que pathétique, et la bourgeoisie est triomphante, libérale et libertaire. Alors je crains, peut-être, que l'histoire ne se répète.


Bibliographie de Maïakovski :
Manifestes
1912 : Gifle au goût du public
1915 : Du cubisme au Suprématisme
Poèmes
1915 : La flûte vertébrale
Nuage en pantalon
1917 : L'Homme
Ma révolution
Ode à la Révolution
1918 : Marche de gauche
1921 : 150 000 000
1922 : J'aime
1923 : De cela
1924 : Vladimir Ilitch Lénine
1927 : Octobre (P)
1930 : À pleine voix
Pièces de théâtre
1913 : Vladimir Maïakovski, tragédie
1918 : Mystère-bouffe
1922 : Les Siégeants
1927 : Ça va
Bien
1929 : La punaise
1930 : Les bains (publics)
Essai
1926 : Comment faire les vers

 
 

 

"La Nouvelle des rêves" d'Arthur Schnitzler.

Les Bobos de la Ringstrasse
En 1848, Vienne s'embrase et Ferdinand Ier abdique en faveur de François-Joseph. Les changements sont spectaculaires. En quelques années, le prestigieux Ring s'élève à la place des anciens remparts et accueille "l'élite" de la création de l'Europe danubienne.
Vienne en 1900, c'est la folie de Klimt, la folie de Schönberg, la folie de Freud, la folie de Wittgenstein, la folie de Mach, de Bahr, de Musil, d'Hofmannsthal. Peinture, musique, psychanalyse, philosophie et littérature… Le Ringstrasse devient la vitrine de cette culture effervescente faite de rencontres, de cafés, de polémiques et d'inimitiés.
Arthur Schnitzler est en quelque sorte le grand esprit qui se détache de cette pléiade idéale. Il focalise dans son œuvre la complexité de la recherche sur le "moi" (Sigmund Freud, Ernst Mach) et l'approche "décadente" de la littérature viennoise (Hermann Bahr, Stefan Zweig).
Dans la Vienne de fin de siècle (ou de nouveau siècle), musiciens et écrivains constituent un milieu culturel et stimulent la créativité. Elle est inséparable des cafés : Schnitzler, Hofmannsthal et Karl Kraus se réunissent au Griensteidl ; au café de l'hôtel Impérial, on croise Rilke, Freud et Mahler ; Berg, Kokoschka, Schiele comptent parmi les familiers du Museum. Ils y passent des heures à discuter littérature, à échanger des idées, des théories, à se livrer leurs œuvres.

La "Bildungsbürgertum", la bourgeoisie de la culture, s'est donc installée dans le quartier chic du Ring. Schnitzler vient habiter Leopoldstadt dès 1871, où il côtoie Freud, Schönberg, Karl Kraus, Klimt, Mahler, Otto Wagner, Hofmannsthal, Zweig, Rilke...
Architectes, compositeurs, peintres, écrivains, scientifiques affluent dans le Vienne aristocrate, s'immisçant au sein de la "Besitzbürgertum", la haute bourgeoisie.
La bohême intellectuelle de Vienne répond, en quelque sorte, à celle de Paris. Le dandysme décadent parisien, héritiers de Musset, Barbey d’Aurevilly ou bien encore de Théodore de Banville, se retrouve dans les bars parnassiens, à la "Closerie des Lilas", au "Weber" ou au "Lapin agile". Hermann Bahr découvre lors de ses séjours parisiens, entre 1888 et 1890, le dandysme décadent de Maurice Barrès, Paul Bourget, Karl Joris Huysmans et Jean Richepin. Il écrira en 1890, largement influencé par la littérature française, "La Critique de la modernité", qui pose les principes de la jeune littérature danubienne.
Du dandysme raffiné et dilettante des années 1880, il ne reste plus grand-chose au début du siècle. Bourget, entré à l'Académie en 1894, passe de l'obsession de la décadence à l'idée que seul un retour de la tradition et à l'ordre moral est susceptible d'enrayer le mal de la société. Barrès suit le même itinéraire et rejette lui aussi par un retour aux "racines" la modernité corruptrice (Les "Déracinés", 1903).
Mais à la désertion de Bourget et Barrès répond l'émergence de jeunes dandys qui continueront toujours à se réunir dans les cafés parnassiens ou germanopratins.
Cocteau suivi de sa farandole d'amis, de compositeurs (le "groupe des Six", Auric, Milhaud, Poulenc, Honegger, Durey et Tailleferre), de poètes et de peintres (Picasso, Marie Laurencin) se retrouvent au "Bœuf sur le toit".


Le dandysme perdure jusque dans les années 30, avec Drieu la Rochelle, Aragon, Rigaut, Martin du Gard ou Breton.
Fasciné par l'hypnose et les découvertes freudiennes, Breton, sublimant la dérision dada, se passionne pour les ouvrages des "bobos" viennois, Freud, qu'il rencontre en 1923, mais aussi pour les livres novateurs de Schnitzler, et les théories psychanalytiques de Mach.
Les salons parisiens répondent aux salons autrichiens, où les hommes de lettres se mêlent à l'aristocratie dominante. Montparnasse en écho au Ring, quartier central et précieux de la Vienne impériale, puis capitale autrichienne.
Mais Schnitzler n'est pas un "bobo" délirant aux opiacées et autres armoises comme en trouve à Paris, il se rapprocherait plus du modèle de Marcel Proust.
Un "bobo" ultime ennoblit de mondanités et de reconnaissance.

De oculis aperte clausis
"Traumnovelle", "La Nouvelle rêvée" en édition française, mais je préfère une traduction plus fidèle au titre originel, "La nouvelle des rêves".
Lorsqu'on pense à Schnitzler, on pense généralement à la lettre que Freud lui a adressée en 1922, dans laquelle il reconnaît en Schnitzler "son double". Schnitzler et Freud, deux génies viennois de la recherche sur le "moi". "Traumdeutung" (1900), "L'interprétation des rêves", est un livre que Schnitzler a lu et aimé, mais il serait faux de penser que ce géant de la littérature autrichienne (avec Musil) soit un écrivain psychologisant ou disciple de la psychanalyse freudienne, émergente en ce début de XXe.
Schnitzler a, il est vrai, une formation de médecin, il a étudié l'hypnose et écrit sur le moi, mais il est loin d'être un écrivain freudien. Il aime à dire, "ce n'est pas la psychanalyse qui est nouvelle, c'est seulement Freud". Il se montre extrêmement critique envers la psychanalyse et son "symbolisme puéril" (pour reprendre une expression lumineuse de Lovecraft).
Schnitzler n'est pas Freud, il s'intéresse au moi, mais réfute une préexistence du moi et se rapproche nettement de la théorie d'Ernest Mach et de l'impossibilité de saisir le moi.
Ernst Mach explique sa vision du moi à Hermann Bahr dans une lettre célèbre :

"Quand je dis le moi est insauvable, je veux dire par là qu'il réside dans la perception pour l'homme de toutes les choses, de toutes les manifestations, que ce moi se dissout dans tout ce qu'on peut ressentir, entendre, voir, toucher. Tout est éphémère, un monde sans substance qui n'est constitué que de couleurs, contours et sons. La réalité est en mouvement perpétuel, en reflets changeants à la manière d'un caméléon. C'est dans ce jeu de phénomènes que se cristallise ce que nous appelons notre "moi". De l'instant de notre naissance à notre mort, il se transforme sans cesse".

Schnitzler en usant abondamment du monologue intérieur (à l'instar d'un Joyce dans "Ulysses") tentera de capter le jeu du moi, le jeu du désir, plus que les actes en eux-mêmes.
C'est ce jeu, ce mécanisme mystérieux, entre onirisme et conscience, que Schnitzler développe dans cette courte nouvelle, mais qui lui demanda plus de quinze ans de travail, d'écriture constamment remise.

Quel est l'impact du désir sur l'action humaine ? Les rêves ne sont-ils pas des éléments d'une réalité bien concrète ?
Qu'est-ce que la fidélité alors que le moi est le berceau du désir et de l'imaginaire libéré ?
Fridolin, prénom ridicule de héros de livres pour enfants, parcourt les rues de Vienne ; il faut parfois se perdre dans une ville pour bien la connaître. La conscience humaine suivrait le même chemin. Fridolin est donc confronté à une succession de désirs, de pulsions, de pensées qui vont à l'opposé de sa morale, de son éducation.
Avec sa femme, Albertine, ils évoquent leurs songes, leurs fantasmes ; entre les rêves érotiques d'Albertine et les transgressions "vraies" de Fridolin, la vérité se trouble. Jusqu'au moment où la quotidienneté cogne de nouveau à la porte de leur chambre.

Eyes wide shut
Les fesses de Nicole Kidman, la mine crétine de Tom Cruise, l'esthétique de stuc et toc de Kubrick ; je suis sûr que le film repasse en ce moment sur une chaîne du satellite.
De père médecin, comme Schnitzler, Kubrick a très tôt été fasciné par l'œuvre du maître viennois. En préparant l'adaptation du roman de Nabokov, "Lolita", il avouait, dans une interview de 1961, sa passion pour les romans, les pièces de théâtre et les nouvelles de Schnitzler.

Dans son dernier opus, Kubrick, en suivant "fidèlement" le récit de "Nouvelle des rêves", réhabilite la puissance du fantasme dans une histoire d'amour démodée, pour aboutir au constat qu'il faut faire l'amour plus que de le rêver. Mais il s'éloigne tout de même de la profondeur d'analyse de Schnitzler et son "Eyes wide shut" est un film presque trivial, presque niais dans son discours de fond : "Fuck" est le "final cut".

La Nouvelle rêvée d'Arthur Schnitzler, Le Livre de Poche, 190 pages