LE FEU FOLLET :
Le roman :
Ce court roman est le récit des derniers jours dAlain, un drogué,
et de sa marche inéluctable au suicide.
Le livre souvre sur un accouplement dans une chambre dhôtel
avec une Américaine de passage à Paris. Elle donne un chèque
de dix mille francs à Alain et repart pour New York. Il voudrait la retenir,
mais en vain. Il sait quil na pas de prise sur les femmes.
Il regagne dans laube navrante la maison de repos où il finit une
cure de désintoxication. Il retrouve, à la table dhôte
du déjeuner, un groupe de malades qui sont surtout des faibles, résidus
décadents de la bourgeoisie, de la noblesse et de la finance.
Grâce à largent de lAméricaine, Alain va pouvoir
faire sa tournée habituelle de bars, de dîners, et
se redroguer.
Il envoie sans trop y croire un télégramme à sa femme américaine
qui la abandonné à cause de la drogue mais avec laquelle
il voudrait renouer. Une faible tentative décrire le retient un
moment sur la pente du désespoir et il éprouve fugitivement ce
que pourrait être la puissance de lécriture.
Il va déjeuner le lendemain chez son ami Dubourg, le compagnon des folies
de sa jeunesse mais qui sest fait ermite. Dubourg analyse parfaitement
les difficultés dAlain mais ne parvient pas à lui redonner
goût à la vie ni même à la justifier à ses
yeux.
Alain se pique, va rendre visite à un écrivain célèbre
qui fume lopium et qui essaie en vain de justifier la drogue par lidée
de risque. Chez les Lavaux, où il dîne ensuite, il rencontre ceux
de ses amis qui ont " réussi ". Humilié une fois de
plus aux yeux de tous par Brancion, une brute réussie qui lécrase
de son mépris, il est décidé à en finir au plus
vite.
Il se pique une dernière fois dans un bar de Montmartre. Le lendemain,
il se tue.
Dans, Drieu la Rochelle, Frédéric Grover.
Le film :
Un film de Louis Malle avec Maurice Ronet, Yvonne Clech, Hubert Deschamps,
Jean-Paul Moulinot, Mona Dol, Jeanne Moreau, Romain Bouteille.
De 1963, Noir et Blanc, 110 minutes.
Musique dErik Satie, au piano Claude Helffer.
Assistant-réalisateur, Volker Schloendorff.
Le follet vu par Louis Malle :
- La transformation essentielle dans le passage du roman au film me paraît
porter sur le personnage même dAlain, et en particulier sur son
obsession maladive de largent, que vous avez " gommée "
quelque peu dans votre adaptation. En tout cas, Alain est beaucoup plus sympathique
dans le film que dans le livre
- Il y a dans le roman une sorte de fétichisme de largent ; largent,
cest ce qui rattache à la matière et Jacques Rigaut, lami
de Drieu qui se suicida en 1929 et qui a servi de modèle à Alain,
enviait ceux qui ont des rapports simples avec la vie. Nous sommes en pleine
atmosphère de fin du surréalisme et Rigaut est très proche
de Jacques Vaché qui se suicida lui aussi. Cette obsession de largent
ressortit à la mythologie des riches Américaines des années
trente. Cest un résidu du surréalisme.
On a limpression que Drieu méprise son personnage. Cest pourquoi
jai cherché à le rendre plus sympathique. Et dabord
pour une simple raison " technique ", à savoir quil nest
pas possible de faire un film entier sur un personnage marginal, inutile, inintéressant.
Il fallait trouver des failles par lesquelles la sympathie du spectateur pourrait
pénétrer : estomper la question de largent était
une façon simple de rendre le personnage sympathique. Tel quil
est, je crois que le personnage suscite une grande tendresse par son humanité
exaspérée. On est touché et concerné.
Lobsession du suicide hante plus de gens quon ne croit et le film
a déjà suscité des réactions très vives auxquelles
je ne mattendais pas. Cest dans ces cas comme celui-là quon
se rend compte de la puissance du cinéma, essentiellement par lintermédiaire
du regard : nous sommes des apprentis sorciers.
-Le court épisode où Alain rencontre des activistes de droite
a été ajouté par vous . Dans quelle intention ?
-Alain cherche des raisons de ne pas se tuer et il ne les trouve pas dans lO.A.S.
Il a été contacté par deux garçons qui sont danciens
camarades de régiment, mais il a refusé de sassocier parce
quil est " contre ". Il est tenté par laction,
et donc par lengagement politique, par laction pour elle-même.
Mais, pour un velléitaire comme lui, laction ne serait quune
façon de se couper les ailes.
Le Feu follet est un roman dun ratage ; au fond, Drieu est un grand écrivain
" raté " parce que toute son uvre traite du ratage. Mais
il a écrit les pages qui mont le plus touché de cette génération-là,
dans Gilles surtout. Il nest pas question de comparer Drieu à Aragon
comme écrivain, mais sil est moins parfait, il est souvent plus
aigu !
- Vous faites lire Gatsby le Magnifique, de Scott Fitzgerald, par Alain avant
de se tuer
Est-ce parce que Gatsby se tue, lui aussi ?
- Je nai pas mis ce détail dans lintention que le spectateur
le voie : il faut faire très attention pour sen apercevoir
Cest un hommage à Scott Fitzgerald, que jadmire beaucoup.
Alain pourrait être un personnage de Scott. Il a aussi sur son bureau
Babylone revisitée, qui ma inspiré lépisode
du barman qui ne se trouve pas dans le roman. Chez Drieu, Alain termine un roman
policier avant de se tuer, ce qui est une façon de démythifier
la solennité de la mort.
Les lettres Française, 10 octobre 1963, propos recueillis
par Marcel Martin.
Les âmes errantes :
Le dernier film de lauteur des Amants nous laisse sur une impression
de gêne, de malaise intellectuel et dinsatisfaction. Il nest
pas sûr que Louis Malle ait eu une bonne idée en voulant adapter
à lécran le roman de Drieu la Rochelle, mais tout porte
à croire que ce nest pas " une idée quil a eue
". Il semble, daprès les déclarations quil a
faites et la manière dont il a réalisé son film, que ce
sujet se soit violemment imposé à lui, comme le roman Le Feu follet
sest imposé à Drieu après la mort de Jean Rigaut.
Ayant achevé son livre, lauteur dit : Je lai écrit
tout dune traite, pour me débarrasser dun poids, en passant
par le chemin où lhomme est passé avec son poids qui était
aussi le mien. On peut penser que Louis Malle a tourné Le Feu follet
pour, lui aussi, se débarrasser dun poids. Écartons toutefois
les raisons personnelles, et voyons le film qui nous reste.
Cest une uvre assurément digne de très grande estime
et construite par lun des metteurs en scène les plus remarquables
du cinéma français. On peut sans crainte de se tromper dire quil
est de loin le plus doué de sa génération (il a 31 ans)
et que, hormis Zazie dans le métro, une erreur de sa part, tous les films
quil a signés jusque-là étaient des titres divers
extrêmement intéressants. Le Feu follet, on le sait, est létude
minutieuse, presque clinique, du comportement dun " vieux jeune homme
de trente ans " qui a décidé de se suicider le lendemain.
Alain est son nom. Nous le suivons pendant quarante-huit heures auprès
de ses amis, chez qui il va, sans grand espoir, chercher quelque raison de vivre,
mais nous le suivons surtout auprès de lui-même, car cest
évidemment en lui et en lui seul quest la clé du problème.
Un sujet de cette sorte est difficile pour le cinéma car laction
extérieure y est à peu près nulle et tout se passe dans
le cur et dans la conscience dun être humain. Cest Jacques
Feyder, je crois, qui disait ne point connaître de sujets cinématographiques
ou anticinématographiques, que tout était question de talent et
que lon pouvait aussi bien tourner De lesprit des lois que Les Trois
Mousquetaires. Cest possible
Mais le fin et charmant Jacques Feyder
était aussi le premier à dire quil nenvisageait pas
de porter à lécran luvre de Montesquieu
Revenons au travail de Louis Malle. On doit bien constater que le metteur en
scène a été contraint presque tout le temps de truquer
pour faire son film. Truquage noble, certes, et qui ne sous-entend jamais ici
lidée de tromperie ou de tricherie ; ce serait plutôt à
lidée de compromis quil faudrait se rallier. Mais un compromis
implique tout de même un certain abandon et suggère une idée
dà peu près. Louis Malle na pu sempêcher
davoir recours à certaines figures de style cinématographiques
qui passent aisément quand elles sont une phrase dans le contexte dun
film, mais deviennent plus lourdes quand le film est construit autour delles.
Le monologue intérieur, la personnalisation des objets, les longs et
lents travellings de la caméra qui scrute, caresse, lèche les
murs, dirait-on, et sattarde sur un téléphone, un revolver
ou une main qui tremble
, tout cela constitue une savante rhétorique
cinématographique, mais, comme toutes les rhétoriques, nous laisse
un peu froid. On comprend quil nétait pas possible à
Louis Malle dopérer autrement et, ce faisant, il renouvelle en
un sens, et avec bonheur, une esthétique française de lavant-garde
des années vingt. Jean Epstein et Louis Delluc ne sont pas si loin !
Son film pratiquement privé daction doit vivre sur sa seule écriture
; Louis Malle écrivant très bien parvient le plus souvent à
transposer visuellement laction intérieure qui, elle, est intense,
mais il ne peut empêcher que, sur cet écran ouvert sur lâme
dun personnage torturé, apparaissent parfois de grandes zones blanches
qui sont comme les passages à vide dun esprit hanté par
le suicide. Zones de la mort, nous dira-t-on. Peut-être ! Cela est bien
subtil.
Où lart du metteur en scène se manifeste pleinement, en
revanche, cest dans la manière dont il a conduit son interprète,
Maurice Ronet, jusquau cur même du personnage dAlain.
Dans un rôle écrasant où lacteur doit traduire pendant
cent minutes la " difficulté dêtre ", avec tous
les éclairs despoir et de désespoir qui traversent la pensée,
Maurice Ronet montre des qualités exceptionnelles. Il nétait
pas, physiquement, linterprète idéal dun être
en proie au délire obsessionnel du suicide : cest un solide gaillard
qui semble plutôt bien enfoncé dans la vie ; Maurice Ronet a dû
faire donc, dans une certaine mesure, une composition. Sa réussite est
complète. Il est cet Alain à bout, qui se défait sous nos
yeux, se désagrège, se désintègre intérieurement
: voilà une création qui ségale aux meilleures. Enfin,
lidée de Louis Malle davoir ponctué son film avec
des musiques dErik Satie est excellente. Les Gymnopédies que lon
retrouve souvent sur le piano sadaptent à merveille à ce
drame et sy adapteraient bien mieux encore si Louis Malle navait
pas eu aussi lidée, moins heureuse celle-là, de situer laction
dans nos années soixante. Où est ce caractère " de
jeune homme tel que le faisaient les murs et la littérature en
1920 " dont parle Drieu ?
La revue des deux mondes n°22, novembre 1963 par Roger Régent