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Je viens de revoir "Ghost Dog". J'adore revoir ce film, chaque
plan, un symbole, encore plus nombreux que dans une toile de Rossetti.
Je ne regarde jamais la fin, comme si je ne voulais pas voir l'essentiel,
comme dans le "Samouraï" de Melville, Jeff Costello et
son célèbre doulos. Je n'aime pas quand ils se font tuer...
Montherlant, je me souviens, reprenait justement une histoire japonaise
de samouraï : l'idée de mourir pour une cause que l'on ne
défend pas.
Et celle des deux samouraï qui marchaient ensemble sous la même
ombrelle, se protégeant de la pluie, avant de s’entretuer
dans un duel intégral.
Cela
ne doit pas me faire oublier l’essentiel, justement. Il m’a
fallu deux mois pour en arriver là. Ce matin, je me suis retrouvé
assis dans le RER, en face, en diagonale, de la belle danseuse inconnue
du bus, et du RER.
" Allez-y " en haut de l’escalator de la gare de Chessy
en lui cédant le passage, courtoisement.
" On se suit ! ? " en m’asseyant à son box de
sièges. Quelle éloquence !
" Bonne journée " à l’arrivée à
Noisy-Champ.
Entre
les deux, ni mots, ni maux d’ailleurs. Quelques zygomatiques en
action lorsque je pensais au ridicule de la scène, à mon
ridicule, surtout. Me voilà, en face d’elle. Dans le bus,
j’étais tout juste derrière elle. Près d’une
amie, avec qui je suis à l’apogée de mon talent.
Et là, plus rien. Et même pas envie de parler. Même
pas la rage d’agir. Je suis bien. Je la regarde parfois. On sent
la tension de la situation. Je sais qu’elle serait ravie que j’entame
une conversation. Elle m’entend tous les matins faire mon numéro
aux personnes qui montent avec moi à Touquin. Et je parle, je
vanne, je discours, je panglose, je jubile. Et là, un vivant
mort.
MAIS JE SUIS BIEN. Je regarde ses genoux, putain, je n’aurais jamais
imaginé aimer des genoux, les siens sont fins, minuscules. Je
la regarde de plus près. Moi, le myope. Mon cœur souffle.
Toute une maladie.
D’amour.
Elle a un large front. Bombé. Telle une princesse. Je m’attarde
sur ses pommettes, pas longtemps. Je vois une bouche, la mienne, se
poser dessus. Je rougis. Elle a vu que j’avais rougi, tout d’un
coup. Elle rougit aussi. Dans son petit pull mauve.
Silence. Elle se tient en symétrie par rapport à moi ;
ou inversement. Les bras croisés, les jambes posées sur
la barre sous le siège, le sac posé sur les cuisses.
Que dire ?
Dans le bus, je jactais avec assurance, déférence même.
J’étais sûr de " moi ", on me prêtait
la réputation séductrice. Un goût pour la chair,
de nombreuses conquêtes. Balivernes. Je me dis que la pauvre,
si elle écoute le " Stéphane " du bus, doit
bien être surprise d’être assise en face d’un
autiste rigolard.
Je crois que je vous aime, aurais-je pu dire. Je ne suis pas Jean-Pierre
Léaud, ce n’est pas un Truffaut.
Quel film est-ce ?
Je le trouve drôle et con, un Pecas ? Un film mal cadré,
authentique, un Mekas ?
Elle
descend. Un type en costard s’assied près de moi. Il lit
" Extension du domaine de la lutte ". Je suis bien un "
Raphaël Tisserand ". Un type parle pour des pièces,
ou des tickets restaurant. Il est blanc, gros, vieux, barbu, triste,
vrai. Je n’ai que deux pièces de 50 cents. Je lui donne,
et le salue. Ce brave homme. Les mendiants que je connais ne sont pas
vraiment les mêmes que dans les livres de Cossery. Mais celui-ci
s’en rapproche. Une femme, vieille, petite, aux grands yeux bleus,
a les larmes presque saillantes. Elle est triste pour ce brave homme.
Je ne supporte pas de voir ça. Autant je m’en fous des kosovars
& co. Autant les vieux… Qui me ressemble me touche.
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