Jeudi 23 août :
Football, sport des "mulatos"
Qu'est-ce que le football ? Cantona y voit un
art, un art typiquement de ce siècle, du siècle dans lequel il
a explosé, à partir des années 50, et de ce siècle
qui pour l'instant ne diffère pas vraiment du précédent.
Un art du XXe siècle et de ce début de siècle car un art
non académique, un art de la spontanéité, un art de l'instinct,
profondément humain. Un art qui ferait la synthèse de ce qu'est
un homme. Un melting-pot, comme disent les professeurs d'histoire géographie,
des valeurs humaines.
Bergson, Maïakovski, Pollock, tout le XXe se fusionne dans un "sport".
Un art visuel, une "musicalité des gestes", la métaphore
est séduisante. Le corps retrouve sa place, son vitalisme, son élégance.
L'esprit y gagne en bonté, en générosité. Les deux
se mêlant continuellement sans qu'à aucun moment on puisse savoir
lequel des deux interagit en premier. Corps et esprit, esprit et corps. L'homme
se retrouve un peu. Il regarde vers le ciel.
Son corps se redresse, se reforme, se restructure. Son esprit se ressaisit,
se regroupe, se réveille.
Le football a bien évolué depuis les premiers matchs du début
du siècle, depuis les premières victoires de Pantin, depuis ce
long voyage de 1930 en Uruguay.
Le football atteint son état de grâce,
sa quintessence dans les années 50.
Par la noblesse d'un Di Stefano, la bravoure d'un Kopa, le courage d'un Puskas,
la droiture d'un Matthews.
Mais déjà le danger guette, la politique s'y mêle. En 1954,
la RFA est championne du monde, en Suisse, face à la meilleure équipe
de tous les temps, la Hongrie de Puskas. Mais la Hongrie était du mauvais
côté du rideau.
Laminés 8 à 3 au premier tour, les Allemands s'imposent en finale
contre ces mêmes fiers Magyars. L'injustice ne peut effacer le talent
de Puskas et des joueurs hongrois.
Quelques jours après, le 23 octobre, la RFA intègre l'OTAN.
MM. Ling et Griffiths, les deux arbitres des deux confrontations, uniques matchs
qu'ils ont arbitrés, rentrent dans le panthéon des "pourris".
Mais le "magnificent" but marqué par un Puskas blessé
qui fut injustement refusé restera un instant de grâce et d'abnégation.
L'art est souvent repris, manipulé et inféodé par la politique.
Mais l'art se survit à lui-même. Dans les années 60, la
dextérité d'un Yachine, la folie d'un Eusebio enchantent l'Europe,
tandis qu'au Brésil, Pelé commence un règne éternel
sur le "futebol".
Eusebio, le Portugais, fils d'Angola subira le même traitement que Puskas,
le "communiste" et l'Angleterre du bien gentil Charlton sera championne
du monde.
Les champions du monde sont rarement ceux qui le méritent.
1930, Uruguay contre Argentine, Uruguay s'impose chez elle, évitant une
guerre.
1934 et 1938, victoires de la "squadra azzura" de Mussolini chez elle
contre la Tchécoslovaquie puis en France contre les Hongrois, déjà
malheureux.
1950, Uruguay contre Brésil, un doublé pour l'Uruguay, au Brésil.
1954, on l'a vu, le vol de la RFA.
1958 et 1962, le Brésil bat la Suède puis la Tchécoslovaquie
(championne d'Europe, les premiers).
1966, vol de l'Angleterre face au Portugal de Salazar.
1970, Brésil reprend son hégémonie face à l'Italie.
1974, RFA contre le talent, la fougue, l'ingéniosité, la modernité
des Hollandais de Cruyff s'impose chez elle.
1978, Argentine gagne sur ses terres autoritaires. Le général
Videla a plus de chance que le général Salazar. Les Pays-Bas tombent
encore contre une énorme machine et son avantage arbitral.
1982, l'Italie s'impose dans une compétition où Platini fut magistral,
à l'égal d'un Cruyff, déterminé et innovateur.
1986, Argentine avec Maradona empoche son deuxième titre face aux finalistes
heureux de la RFA. Platini, blessé, amoindri ne peut rien faire.
1990, l'Allemagne fête sa réunification et s'impose tristement
face à l'Argentine.
1994, Brésil "for ever" face à la rigueur des ritals.
1998, encore un vainqueur à domicile.
Mais le football meurtri par cette récupération,
par cette manipulation n'a jamais cessé de créer des artistes,
Georges Best, Ardiles, Van Basten.
Une-deux, ballons piqués, coups du sombrero, coups du foulard, retournés
acrobatiques, têtes plongeantes, ciseaux, reprises de volée, talonnades,
petits ponts, grands ponts, contrôles de la poitrine, la musicalité
des gestes n'a jamais cessé. Di Stefano, Eusebio, Cruyff, Platini, Cantona,
les artistes s'illuminent dans le capharnaüm des compétitions, des
contrats et des décisions.
Un art connaît parfois ses crises, ses
changements d'école. Le Brésil souffre, ses joueurs ne sont plus
aussi décisifs, la magie s'estompe. Pourtant, Rivaldo, Denilson, Romario
et les autres sont des magiciens du ballon.
Le football dominé par les "mulatos" (métis d'un Noir
et d'un Blanc) du Brésil, où se distinguent les "caboclos"
(métis d'un Indien et d'un Blanc) et les "cafusos" (métis
d'un Indien et d'un Noir), devient vraiment un sport "mulâtre".
C'est le sport du XXe siècle, celui de l'échange des cultures,
des ethnies et du métissage. Le footballeur s'inscrit dans cette communion.
Une communion de l'ensemble de l'humanité.
Et je n'évoque pas la communion que l'on ressent, que l'on éprouve
dans un stade. La sensation que l'Homme ne fait qu'un corps, qu'un esprit, et
que celui-ci se recompose dans l'allégresse des supporters de football.
Mais les artistes ne sont jamais vraiment indépendants, jamais vraiment
libres.
Notre système, le plus dominant de l'Histoire, ne peut se permettre de
laisser à sa liberté cette puissance libératoire.
Mais l'artiste arrive toujours à glisser,
dans la nébuleuse du commerce, de la politique, du pouvoir, une étincelle,
une petite touche de poésie.
L'homme, malmené, manipulé, de jour en jour, petit à petit
déconstruit, retrouve quelques instants sa sublime, son intégralité
grâce à un geste, à une musique, à une chorégraphie,
à une danse, à une peinture, à une symphonie d'un footballeur,
libéré de lui-même juste un court moment.